AVANT même d’avoir bu son café matinal, Samuel Frend alla se plonger le visage dans l’eau froide, Il avait toujours éprouvé des difficultés à se bien réveiller.
Il frotta dans une serviette sa barbe mouillée.
Avant de partir pour l’île, ne sachant pas qui il y trouverait, il avait modifié son apparence physique en rasant le peu de cheveux qui lui restaient et en laissant pousser sa moustache et sa barbe. Il fut étonné, quand elle surgit, de la voir si blanche, mais en estima, avec mélancolie, le camouflage encore meilleur.
La longue préparation à laquelle il s’était soumis lui avait donné des qualifications très variées, dans des domaines théorique et pratique. Elles lui permirent d’accéder et de toucher à tout dans l’île, et de préparer sa mission sans difficultés.
Après sa toilette, il but son café très chaud, s’habilla d’un vêtement gris qui indiquait sa polyvalence et se rendit par un ascenseur à la salle de sortie supérieure de la citadelle. Depuis qu’une fille avait réussi à faire quelques pas dehors sans protection la garde aux portes avait été doublée. Quatre volontaires se tenaient en permanence près de chaque sortie, deux armés de mitraillettes, les deux autres vêtus de la combinaison blanche d’extérieur, casque en tête, prêts à intervenir à tout moment au-delà des portes. Frend revêtit une combinaison blanche et coiffa le casque. Un des gardes le ferma à clef et accrocha la clef au mur. Quoi qu’il arrivât, Frend ne pouvait plus ôter le casque ni la combinaison indéchirable avant son retour dans la citadelle. Une bouteille dorsale fournissait l’oxygène pour la respiration en circuit fermé. Il ne fallait pas que les habitants de l’Ile eussent la possibilité, même en respirant, de projeter dans l’air extérieur une seule particule du virus. Le scaphandre blanc n’était pas fait pour les protéger, mais pour protéger le Monde contre eux.
Frend prit la sacoche d’outils qu’il avait préparée, l’accrocha, ouverte, à son épaule, et entra dans un sas cylindrique. Quand il referma la porte intérieure une douche l’arrosa et ruissela dans la sacoche. Le liquide contenait une concentration d’acide assez forte pour digérer les microbes les plus blindés. Il fit coulisser la porte extérieure. Une bouffée de brume emplit le sas. Il sortit et se trouva au milieu d’un brouillard gris épais comme une couverture, qui lui coupait la visibilité au ras du casque. La plate-forme sur laquelle il avait débouché était le fond d’une fosse de trois mètres de diamètre creusée dans le rocher. Il avança, les mains en avant, et trouva tout de suite sous ses doigts les premières poutrelles du support d’antenne qui dressait au-dessus de l’île son grand bras de fer. Il s’y agrippa des deux mains et grimpa. Il montait vers la lumière. Le gris devenait blanc, puis lumineux. Sa tête creva le plafond et déboucha dans une clarté qui l’aveugla. Le soleil était encore bas sur l’horizon, mais il se reflétait sur le banc de brume, et se multipliait dans les gouttes d’humidité condensées sur le casque transparent. Frend les ratissa d’un revers de manche et se vit émergeant à mi-corps d’une vaste étendue de blanc, bosselé comme un troupeau d’été, lorsque les moutons, pour se préserver de la chaleur et des mouches, se serrent les uns contre les autres et cachent entre eux, au ras du sol, leurs têtes délicates.
Il sourit en pensant aux vieux films comiques d’Hollywood : il avait l’impression de surgir d’une immense tarte à la crème.
L’inspection et l’entretien de l’antenne faisaient partie des responsabilités qu’il s’était fait attribuer. Elles lui avaient permis, en toute tranquillité, de greffer sur le pylône le minuscule dispositif qu’il trouva sous ses doigts de nylon quand il eût grimpé encore un peu. Cette installation électronique, aussi miniaturisée que celles contenues dans une cabine lunaire, ajoutait aux circuits émetteurs et récepteurs de l’île un circuit supplémentaire, clandestin. Elle était disposée de façon très habile dans les montages normaux de l’antenne et semblait en faire partie. Elle n’avait pas encore fonctionné. Elle allait servir dans deux heures. Puis elle ne servirait peut-être jamais plus.
Frend vérifia de nouveau toutes les connexions et ajouta la dernière pièce qui manquait : une vis de platine qu’il bloqua à fond. Maintenant, tout était prêt.
Il renversa la tête en arrière et à travers son casque regarda le ciel, d’un bleu pâle mais très pur, sans un nuage. Puis il regarda le bas du pylône, qui s’enfonçait dans le coton blanc. Le blanc et le bleu s’étendaient de tous côtés sans une tache et se rejoignaient en rond à l’horizon. Frend était suspendu entre leurs deux univers, et séparé de l’un et de l’autre par la coquille infranchissable de son scaphandre. Il ne pouvait sentir ni l’air marin ni l’odeur de poussière qui est celle de tous les brouillards, même en haute mer. Il sentait le nylon, l’huile des soupapes du respirateur, et sa propre transpiration qui commençait à percer à travers l’eau de lavande dont il s’était frictionné. Il n’était qu’une bulle close momentanément projetée vers l’extérieur par le micro-univers que dissimulait le coton blanc, sous ses pieds. Il était attaché à cet univers par un lien plus solide que tous les câbles d’acier : le JL3, qui l’en rendait totalement solidaire, dans les incroyables avantages et les obligations qu’il partageait avec tous les habitants de l’île. Il s’était entendu dire à toute occasion, depuis son arrivée, que dans la citadelle nul n’était obligé à rien. C’était exact. Sauf à n’en point sortir. Le virus exaltait sans mesure le temps de chaque vie, mais réduisait l’espace à un rocher creux.
Accroché des quatre membres aux traverses du pylône vert, entre les immensités du blanc et du bleu, semblable à un insecte collé contre une tige défoliée sortant d’un désert de neige, il eut tout à coup conscience de sa séparation et de sa solitude. Il ne faisait plus partie, il ne ferait peut-être plus jamais partie de ce monde bourré d’illusions et d’espoirs, ce monde joyeux, hargneux et misérable, qu’il imaginait dansant, se battant, riant, mourant et pourrissant sous l’immensité de la brume.
Là-bas, au sud-ouest, dans la direction d’où arrivait la lente multitude du brouillard, plus loin que le bout du brouillard et du ciel, il y avait les États-Unis. Et quelque part sur leur territoire, rassemblée ou dispersée, il y avait sa famille… Maintenant, il devait avoir des petits-enfants… Il ferma les yeux, prit une grande aspiration, la retint pendant quarante secondes, expira, recommença en comptant à l’envers. C’était un exercice simple qu’il avait mis des années à transformer en réflexe pour chasser la pensée de sa femme et de ses enfants, quand elle lui revenait. Depuis sa visite à la Maison-Blanche il ne savait rien d’eux. Il avait refusé qu’on lui fît parvenir de leurs nouvelles. Il avait choisi d’être un homme qui n’avait jamais eu de famille. Il était Samuel Bas, un ingénieur sans souvenirs, chargé d’une mission secrète par quatre des plus grands chefs d’État du monde, et qui, dans l’accomplissement de sa mission, avait contracté l’immortalité. À cause de ce qu’il avait fait et de ce qui lui restait à faire, il ne pouvait pas appeler sa famille auprès de lui. Il n’avait pas de passé, il avait seulement un avenir, qui serait peut-être sans fin.
Il descendit et s’enfonça dans le brouillard. À onze heures vingt-cinq il se trouvait dans sa chambre, porte fermée, assis devant un placard mural dont la porte coulissante était ouverte. Dans le mur du fond il avait pratiqué une niche qui contenait un boîtier de couleur grise. Il l’en tira et le posa sur ses genoux. Un fil conducteur isolé reliait le boîtier à la descente d’antenne, qui passait le long du mur dans le placard. Frend regarda sa montre. Onze heures vingt-six. Il avait donné rendez-vous ce jour-là, à onze heures trente exactement, jour et heure des Aléoutiennes, à Nixon, Brejnev et Mao. La face du boîtier tournée vers lui portait quatre petites ampoules blanches et une rouge, et un bouton jaune.
Vint le moment M moins cinq secondes. Quatre… Trois… Deux…
Une ampoule blanche s’alluma. Un… Zéro… Deux ampoules blanches s’allumèrent à une demi-seconde d’intervalle. L’ampoule rouge s’alluma en même temps que la dernière. La quatrième ampoule blanche ne s’alluma pas. C’était celle de la reine Elisabeth II, qui avait décliné le rendez-vous. Frend avait modifié en conséquence l’intérieur du boîtier.
Frend soupira et se mit à appuyer rythmiquement sur le bouton jaune. Le morse était une des premières choses qu’il avait apprises lorsqu’il était devenu agent secret. Il y avait bien longtemps de cela. Le message qu’il envoyait était très lisible :
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Il le pianota pendant une minute. C’était le même mot répété : apple, apple, apple… C’est-à-dire pomme, pomme, pomme… Comme dans la chanson.
L’antenne de l’île l’envoya, le satellite le reçut, l’amplifia et le renvoya dans les directions habituelles. Dans la minute qui suivit, le service d’écoutes de la Maison-Blanche le communiqua au président Nixon, qui l’attendait. Le président soupira à son tour, et dès qu’il fut seul téléphona le mot apple à Moscou et à Pékin. C’était une vérification : Mao et Brejnev l’avaient également reçu. Il signifiait que tout avait fonctionné comme prévu.
Les services d’écoutes des trois présidents recevaient à intervalles réguliers des nouvelles de l’île. Ils ne savaient pas d’où elles venaient et n’en comprenaient pas le sens. C’étaient les présidents eux-mêmes qui les décryptaient. Même mise en clair elles ne pouvaient rien signifier pour qui n’était pas au courant. Émises par la radio de garde à la Citadelle, elles étaient très brèves et ne donnaient que des nouvelles générales. Les services étrangers, qui les captaient souvent, étaient persuadés que ces messages concernaient les recherches atomiques toujours en cours dans l’îlot 307.
Frend reposa le boîtier dans son logement et le connecta avec un petit émetteur puissant et compact installé dans la même niche. Il vérifia encore une fois tout ce qui était vérifiable, puis referma la niche et la camoufla avec les matériaux qu’il avait prévus. Il n’aurait peut-être plus à la rouvrir.
Mao était levé depuis peu de temps. Au terme d’une dure journée Brejnev allait se coucher. Nixon s’en fut rejoindre sa femme pour prendre le thé. Frend alla déjeuner.